Immersion à l'école Léon Grimault de Rennes : aux sources de la pédagogie Freinet
- Justine Fleur
- 7 juil. 2022
- 18 min de lecture

Pour ceux et celles qui ont suivi nos articles tout au long l'année, vous vous souvenez peut-être qu'après ma visite aux collèges de Montpellier et de la Ciotat, j'ai été complètement conquise par la pédagogie Freinet que je connaissais alors assez bien par mes lectures, mais peu en pratique. En effet, créée par Célestin Freinet et Elise Freinet, instituteur.rice.s en école publique, c'est une pédagogie utilisée plutôt en primaire. Forte de mon expérience au collège, j'ai voulu retourner aux sources de cette pédagogie et j'ai été reçue par l'équipe de l'école Léon Grimault, à Rennes. Cette école au pied d'un quartier populaire de Rennes, qui accueille des élèves de la maternelle jusqu'au CM2, est reconnue par l’Éducation Nationale et par la mairie de Rennes comme une « école Freinet » : tou.te.s les enseignant.e.s qui y enseignent sont formé.e.s dans cette pédagogie (ou plutôt, sont en cours de formation, car on n'est jamais définitivement formé.e en Freinet !).
Cette semaine d'immersion a fini de me convaincre que c'est la pédagogie dans laquelle je veux me continuer à me former, car c'est celle qui répond le plus à la fois à mes valeurs personnelles, à la fois selon moi aux enjeux de réforme profonde absolument nécessaire de l’Éducation Nationale. Cette semaine m'a aussi permis de formaliser et de synthétiser les grands principes de cette pédagogie grâce à l'observation des différentes classes de l'école et aux nombreux échanges que j'ai pu avoir avec l'équipe enseignante, notamment avec Pierrick, le directeur de l'école, qui y fait du Freinet depuis son arrivée en 1992 (oui, j'étais à peine née !;) ).
Je vous livre ici cette synthèse étoffée de mes observations durant la semaine. Vous y trouverez peut-être quelques répétitions avec mon précédent article sur la question, mais après tout, la pédagogie n'est-elle pas affaire de répétition ? ;)
La co-construction dynamique des savoirs
Chez Freinet, l'apprenant.e ne doit pas être un.e simple exécutant.e. Ce n'est pas seulement la réponse que le.la maître.sse attend, c'est toute la démarche de raisonnement. C'est le cheminement de pensée de l'élève qui est toujours favorisé, plus que le résultat en lui-même. La formulation d'hypothèses est essentielle et fait pleinement partie de l'apprentissage. J'avais ainsi trouvé très intéressant la démarche de la professeure d'histoire du collège de la Ciotat, qui étudiait chaque chapitre au programme en distribuant des documents différents à étudier aux élèves ; suite à aux présentations orales des documents par chacun.e, la classe co-construisait le cours à partir des grands titres donnés par la professeure en mettant en lien les différents documents entre eux.
En primaire, pour favoriser cela, les fiches d'exercices Freinet ne contiennent pas de consigne explicite. C'est aux élèves de faire l'effort de compréhension nécessaire pour induire ce qui est attendu et pouvoir ensuite compléter les espaces laissés libres pour l'exercice. Les fiches sont par ailleurs toutes auto-correctives : si l'élève se trompe, c'est encore à lui/elle de faire l'effort cognitif de comprendre pourquoi il/elle s'est trompée. Bien sûr, à tout moment, l'élève peut demander de l'aide, à un.e camarade (les élèves travaillent beaucoup en binôme) et/ou au maître / à la maîtresse. Des moments d'apprentissages explicites par le.la maître.sse permettent ensuite d'aller plus loin et de formaliser l'apprentissage et la démarche de pensée.
Cette méthode permet de passer « du désir de savoir » qui est très présent chez les enfants (ce qu'on nomme parfois curiosité naturelle) au « désir d'apprendre », qui suppose un effort de pensée. Or, si le désir de savoir est plutôt inné, le désir d'apprendre, lui, est quelque chose qui se développe et se travaille (car notre cerveau est feignant et choisit toujours les chemins de facilité, ne l'oublions pas!). Combien de fois ai-je entendu un.e élève me poser une question, et quand je lui proposais de chercher la réponse par lui.elle-même, me répondre : « J'ai la flemme » ? La démarche Freinet incite justement les élèves à aller sur le chemin du « chercher et comprendre par soi-même ». Autrement dit, pour reprendre Philippe Meirieu, théoricien de la pédagogie, on passe « des savoirs qui comblent » à « des apprentissages qui font grandir ».
Les notions vues en contexte
Cette co-construction dynamique des savoirs nécessite que les notions ne soient pas explicitées en amont d'une production, comme c'est souvent le cas dans l'enseignement classique, mais plutôt qu'on parte de la production d'un.e élève (que celle-ci soit écrite ou orale) pour apporter et expliciter les notions. Autrement dit, autant que possible, l'activité proposée ne doit pas être un prétexte pour aborder une notion. L'idéal est de partir des productions des élèves qui utilisent sans le savoir ces notions et/ou bien qui peuvent étoffer celles-ci. Par exemple, le.la maître.sse profite d'un exposé d'un élève sur une colonie d'hiver dans le Massif central pour réviser l'ensemble des montagnes de France. Ou encore, lors de la relecture commune de la lettre de classe faite aux correspondant.e.s (une des pratiques pilier de la pédagogie Freinet), le maître en profite pour revoir l'accord du passé composé, quelques homophones (à chaque fois qu'un homophone est vu, une pancarte est créée avec la règle et affichée dans la classe) et introduire la notion de compléments circonstanciels pour améliorer la lettre, notion qui sera ensuite abordée dans une leçon plus formelle.

L'expression-création, la dynamique de production-présentation et la valorisation des production
Partir des productions des élèves suppose de laisser une grande place à l'expression et à la création de celleux-ci, puisque ce sont leurs productions (aussi diverses soient-elles : texte libre, dessin, exposé, recherche en mathématiques, danse...) qui vont mener à la construction progressive et collective des apprentissages et du savoir. Il s'agit ainsi de trouver la juste mesure entre des situations d'entraînement aux notions (les exercices), bien sûr nécessaires à la consolidation des savoirs, et des situations de « création » du savoir par l'élève. En effet, ce sont ces situations de création qui fondent selon Freinet l'émancipation de la pensée de l'enfant.
Ces situations de créations peuvent prendre plusieurs formes. Il y a bien sûr la pratique du texte libre dont j'ai déjà parlé, mais aussi la recherche-production mathématiques, qui permet aux enfants de développer et s'emparer de notions mathématiques à partir de questions qu'ils/elles se posent. Par exemple, le sujet de recherche d'un enfant de la classe était : « la différence de poids des choses ». Je l'ai vu tout au long de la semaine peser plusieurs objets et établir des comparaisons. La pratique du dessin libre, la création d'une danse, sont aussi des moments de production expressive et créatrice de soi.

Ces productions sont très valorisées. D'abord, elles sont très souvent présentées à l'ensemble de la classe, par le biais d'exposés, de courtes présentations, ou lors des « Quoi de neuf ? » quotidiens dont j'ai déjà parlé dans un précédent article. De plus, partout, dans chaque classe, mais aussi dans tous les couloirs, les productions des élèves sont accrochées pour être vues de tou.te.s. Les textes libres sont publiés sous forme de petits livrets disponibles dans la classe ; ces exemplaires sont aussi présentés et prêtés aux autres classes, et on les trouve à l'entrée de l'école pour les parents qui souhaiteraient les feuilleter. En outre, le cahier de vie de classe, un cahier qu'un.e élève « journaliste » doit remplir dans la semaine, présente aussi hebdomadairement aux parents une partie des différentes productions et recherches faites par les élèves. Une belle façon d'ouvrir la classe aux parents ! Enfin, un « cahier d’œuvre » suit les enfants du CP au CM2 : c'est un cahier dans lequel les élèves choisissent de mettre les travaux dont ils/elles sont les plus fiers.ères tout au long de leur scolarité.
Ainsi, tout au long de leur scolarité, les enfants apprennent à soumettre leurs productions non seulement au regard du maître / de la maîtresse, de leurs parents, mais aussi de leurs pairs. C'est une véritable démarche de progressivité de l'apprentissage puisque tous les travaux peuvent être présentés autant de fois que souhaités par l'élève et améliorés par les remarques des pairs, jusqu'à ce que le.la jeune soit satisfait.e de sa production (ce qui est différent de : jusqu'à ce que le maître / la maîtresse soit satisfait.e de la production!).
La motivation intrinsèque et l'évaluation par compétences
Cette dynamique de production / présentation aux pairs permet vraiment de développer la motivation intrinsèque dans les apprentissages (si vous avez un doute sur ce que c'est, retournez du côté de mon article sur l'éducation démocratique;) ). J'ai été ravie de constater à Léon Grimault qu'à de nombreuses reprises, lorsque la récréation sonnait, les élèves ne se ruaient pas pour autant dehors, mais qu'au contraire ils/elles prenaient bien souvent le temps de terminer ce qu'ils/elles faisaient. D'ailleurs, les maîtres.esses peuvent autoriser les élèves à terminer un travail s'ils/elles le souhaitent pendant le temps de récréation, seul.e.s dans la classe, sans surveillance, ce qui témoigne d'une grande confiance faite à l'enfant.
Le fait que la pédagogie Freinet évalue par compétences (ce qu'on appelle aussi des « ceintures ») plutôt que par notes permet aussi le développement de cette motivation intrinsèque. En effet, dans la pédagogie classique qu'on pourrait appeler « pédagogie bancaire », pour reprendre les mots de Paulo Freire, célèbre pédagogue brésilien, l'effort est payé par la note finale. Alors que chez Freinet, l'effort est payé par le fait de pouvoir présenter un travail abouti à ses pairs, ce qui permet de valider une compétence. Il y a donc une intériorisation progressive de l'exigence et l'effort est récompensé par la fierté personnelle.

Une étude menée par une étudiante de Science-Po qui était en observation en même temps que moi à Léon Grimault est d'ailleurs très intéressante à ce sujet : elle a établi, à partir d'un questionnaire et d'entretiens avec des enfants, un comparatif entre des groupes classe témoin de l’Éducation Nationale classique et des groupes classe Freinet. Elle a constaté que beaucoup moins d'élèves dans le groupe Freinet se disent « bon.ne élève » car cette notion est remise en question dans la pédagogie Freinet. En effet, si, dans un contexte classique, l'élève s'identifie à ses notes (s'il/elle a de bonnes notes, il/elle est un.e bon.ne élève), dans la pédagogie Freinet chacun.e peut forcément être bon.ne dans au moins une compétence et reconnu.e pour cela (cf arbre des connaissances affiché dans la classe). L'idée de « progressivité » des apprentissages est aussi beaucoup mieux comprises chez les élèves Freinet, car l'apprentissage n'est pas figé à un instant T avec une note, mais en constante évolution : comme je l'ai dit, un travail peut être présenté et repris plusieurs fois par les élèves jusqu'à aboutir à la version finale. Les élèves Freinet se disent aussi plus fiers.ières d'elles/eux par rapport au groupe témoin (+6%) et particulièrement les élèves des classes les plus populaires !
L'autonomie, la différenciation et la liberté de mouvement

La pédagogie Freinet vise par ailleurs à l'autonomisation progressive des élèves, et que ce soit dans mes observations en primaire ou en collège, j'ai trouvé effectivement les élèves particulièrement « débrouillard.e.s » et capables de se mettre au travail sans avoir la contrainte du.de la professeur.e derrière elles/eux. Le Plan de Travail (PDT) individualisé permet justement d'apprendreaux enfants à s'organiser dans leur travail, à prioriser, tout en permettant à chacun.e de progresser à son rythme, mais aussi de donner du sens à ses apprentissages. La différenciation est nécessairement de mise avec le PDT : quand une partie de la classe travaille sur sa recherche mathématique, il est fréquent de voir d'autres élèves aux ordinateurs, l'un recopiant au propre son texte libre, l'autre travaillant sur un logiciel de vocabulaire, la dernière faisant des recherches sur son exposé.
Les différentes routines très ritualisées comme le « Quoi de neuf ? » permettent une mise au travail rapide et en autonomie puisque les élèves connaissent d'emblée les consignes et la mise en œuvre de l'activité. Le fait que la plupart des documents se trouvent déjà sur les tables à l'entrée des élèves, et que les tâches à faire soient affichées au tableau aident aussi à guider les élèves dans cette autonomie.
Deux choses m'ont particulièrement frappées à Léon Grimault. La première, c'est le calme qui règne dans les classes. En effet, dans toutes les classes de primaire que j'ai pu visiter, les élèves doivent chuchoter pour travailler. Il règne donc paradoxalement dans la classe, malgré la liberté de mouvement de chacun.e qui pourrait perturber le travail, une ambiance assez propice au travail. Le.la maître.sse lui/elle-même chuchote quand il.elle s'adresse en particulier aux élèves, donnant l'exemple de ce cadre. La deuxième, c'est la liberté de mouvement accordée aux élèves. En effet, il y a non seulement beaucoup de déplacement dans les salles, puisque les élèves circulent pour aller sur les ordinateurs, pour chercher une fiche auto-corrective, etc., mais aussi à l'extérieur de la classe ! Il n'est pas rare de voir à Léon Grimault les élèves travailler dans le couloir pour répéter une scène de théâtre, s'entraîner à leur exposé ou à la lecture d'un texte. Ils.elles peuvent se déplacer en binôme pour aller faire des recherches à la bibliothèque. Les élèves circulent aussi entre les classes : toute la semaine, il n'a pas été rare que les cours soient interrompus par des enfants d'autres classes venus faire un sondage ou proposer un projet... Je suis très touchée par cette confiance faites aux enfants, aux antipodes d'une « école-prison » dans laquelle les élèves doivent rester assis.es sagement sur une chaise pendant 8 heures d'affilée.


Apprendre à travailler en autonomie et en différenciation, c'est aussi apprendre à gérer la frustration quand le/la maître.sse n'est pas disponible dans l'immédiat. Dans l'une des classes que j'ai observée, le maître utilise un système de boîte à question : un.e élève qui a une question vient poser une étiquette contenant son nom dans la boîte et attend ensuite que le maître vienne le voir pour poser sa question. Il n'est pas rare que certain.e.s, finalement, retirent leur étiquette car ils.elles ont pu trouver une autre manière de répondre à leur question (ou bien c'est que la question n'était peut-être pas si importante). Dans cette mise en travail en autonomie, les élèves développent donc de belles compétences d'ingéniosité pour trouver, parfois seul.e.s, parfois avec l'aide du maître / de la maîtresse, des ressources. Par exemple, des élèves voulaient faire un dessin avec des personnages ayant des ailes d'abeille. Elles souhaitaient regarder des images à l'ordinateur mais tous les postes étaient déjà occupés. Elles ont trouvé seules une solution de secours : elles sont allées chercher un vieux fascicule sur les abeilles pour s'en inspirer. On voit dans cet exemple à quel point la motivation intrinsèque et l'autonomie sont imbriquées.
La responsabilisation
Cette autonomie va bien sûr de pair avec une grande responsabilisation des élèves. Les élèves sont bien conscient.e.s que les droits incluent des devoirs. Par exemple, le droit de circuler librement dans la classe inclut comme devoirs de ne pas déranger ses camarades, de ne pas courir, de ne pas « se promener ». Si les devoirs ne sont pas respectés, le droit peut être remis en cause : par exemple, l'élève devra alors lever le doigt et attendre l'autorisation du/de la maître.sse pour se lever. De plus, dans la pédagogie Freinet, les élèves ont différents rôles, différentes responsabilités (on parle parfois de « métier ») dans la classe : journaliste de classe, facteur.rice, maître.sse du temps, tâche de nourrir les poissons, d'arroser les plantes,... Ces rôles sont distribués par période selon les envies des enfants et inscrits sur le PDT. Cela contribue à les responsabiliser et permet au maître / à la maîtresse de déléguer un certain nombre de tâches pour gagner du temps.
Enfin, la réunion de classe hebdomadaire dans laquelle chaque enfant peut s'emparer de la parole et faire des propositions à l'ordre du jour est aussi un outil fort de responsabilisation des élèves qui participent pleinement à la vie de la classe (pour plus d'informations sur les rôles et la réunion de classe, voir mon précédent article sur Freinet).

La coopération et la « culture de classe »
Bien loin d'une forme d'individualisme que pourrait induire le PDT et le travail par ceintures qui mènent à une certaine individualisation des apprentissages, au contraire, le maître-mot de la pédagogie Freinet me semble être la coopération. On pourrait définir celle-ci comme l'expression-création personnelle dans un groupe critique positif qui vise à apporter l'aggradation* de cette expression-création. La pédagogie Freinet n'est rien sans le groupe classe, sans le collectif qui doit donner à l'enfant la capacité à se dépasser par et avec le groupe.
Par exemple, j'ai particulièrement aimé les séances d' « écritique » (contraction d'écriture et critique) : un.e enfant propose un texte libre à la relecture par les pairs. Le texte est distribué en amont aux élèves pour qu'ils/elles aient le temps de le lire et d'apporter quelques propositions. Ensuite, passage au tableau de l'auteur.rice avec le texte projeté. Les élèves font des retours critiques et des propositions d'améliorations (il n'y a jamais de critique sans proposition!), et l'auteur.rice choisit parmi les propositions ce qui lui semble pertinent pour améliorer son texte. La transformation coopérative du texte permet ainsi petit à petit d'aller vers l'expérience littéraire.
Contrairement à d'autres méthodes, comme Montessori, où l'apprentissage découle de la manipulation, ici, l'apprentissage découle surtout des échanges et des « confrontations cognitives » qui en sont issues. Cette dimension d'échange et de confrontation critique me semble essentielle à la formation du.de la citoyen.ne. Cette coopération fonctionne grâce à une vraie « culture de classe » que le.la maître.sse crée tout au long de l'année, où l'erreur est la norme pour progresser, où les propositions critiques remplacent les moqueries, où le travail par binôme et/ou petits groupes est sans cesse encouragé... faisant ainsi de la classe un espace « hors menace » dans lequel l'enfant peut expérimenter en sécurité. Le fait par exemple qu'un exposé ou qu'un texte libre soit présenté plusieurs fois, repris, transformé grâce aux conseils de la classe, montre que la production de savoir est véritablement un travail en cours (« work in progress »). La culture de classe se crée bien sûr par les interventions et la posture du.de la maître.sse, mais aussi par des outils, comme le Journal de vie de classe ou la messagerie de classe, qui permet aux élèves de s'envoyer des photos, des textes...
* l'aggradation est un terme qui vient de l'agriculture et qui désigne le fait de régénérer et d'enrichir les sols. C'est un terme particulièrement utilisé en permaculture. Ici il est utilisé comme synonyme d'« enrichir »/« améliorer », en opposition à « dégrader ».
L'émancipation
L'esprit de collaboration Freinet est le terreau de l'émancipation. En effet, « nul n'émancipe personne, mais personne ne m'émancipe tout.e seul.e », selon Paolo Freire. C'est donc par et avec le groupe que l'enfant apprend à s'émanciper, si l'on comprend l'émancipation comme dépassement de soi, de sa condition première, en plus de sa capacité à problématiser, à apprendre à penser par soi-même et à avoir un esprit critique.

Ce que je trouve particulièrement intéressant chez Freinet, c'est qu'à rebours de certaines pédagogies alternatives qui parlent de la spontanéité de l'enfant et de son « génie naturel », et de l'école comme un moule dans lequel les enfants se formatent nécessairement, Freinet voit au contraire l'école dans sa visée émancipatrice. Une enseignante de Grimault, lors de la conférence « Pédagogie Freinet, Coopération et émancipation » organisée avec Philippe Meirieu la semaine où j'étais en immersion, témoignait du fait que l'enfant est en réalité pétri de stéréotypes hérités de son environnement (familial, sociétal...) et que l'école, par la pratique coopérative et les « belles contraintes » qu'elle offre, était justement le cadre qui permettait de sortir progressivement de ces stéréotypes. Elle prenait pour exemple une de ses élèves de maternelle qui pendant presque une année entière, avait systématiquement dessiné en dessin libre des princesses roses. C'est seulement vers la fin de l'année que son élève a réussi à sortir de ces schémas de pensée pour proposer quelque chose d'autre. Personnellement, j'adhère beaucoup à cette vision émancipatrice, sociale et politique de l'école : je crois fondamentalement qu'une part de notre rôle de professeur.e est d'ouvrir les horizons aux élèves que nous avons, de les sortir de leur confort, de leur montrer des textes, des films, des tableaux qu'ils.elles n'iraient pas découvrir par eux.elles-mêmes !
La « part du maître / de la maîtresse » : « la liberté n 'est pas la non-directivité »

Le.la professeur.e a donc bien un rôle important à jouer dans la classe (là encore parfois à rebours de certaines pédagogies dans lesquelles l'adulte reste en retrait de l'apprentissage) : il.elle crée le cadre de la « culture commune de classe », il.elle théorise les notions à partir des productions des élèves (ce qu'on appelle aussi les « pauses structurantes »), il.elle accompagne au plus près chacun.e de ses élèves pour les aider à progresser de manière individualisée... J'ai vraiment eu la sensation en observant les collègues de Léon Grimault de voir des chef.fe.s d'orchestre en action : c'est le.la maître.sse qui explicite les activités qui vont être menées, qui donne le timing de celles-ci, qui redistribue les tâches, qui rappelle à tel ou telle élève là où il en est dans son plan de travail...
Pour résumer, le.la maître.sse est là pour créer le milieu favorable pour développer les potentiels de l'enfant. L'enfant n'est donc pas « libre » dans cette pédagogie, mais celle-ci offre de nombreux cadres de liberté pour permettre l'émancipation progressive. C'est pourquoi par exemple on ne parle pas de « liberté de travail » chez Freinet, mais de « travail libre », car la liberté n'est pas une fin en soi, mais un moyen mis en au service de l'émancipation de l'enfant. Il n'y a d'ailleurs pas d'entrée au mot « liberté » dans le dictionnaire Freinet !;)
L'importance de l'écrit et du manuel

Une autre chose que j'apprécie beaucoup dans la pédagogie Freinet, c'est l'importance donnée à l'écrit. En effet, à rebours d'une société qui tend de plus en plus à l'oralité (y compris avec les « vocaux » qui aujourd'hui remplacent les textos), l'écrit est toujours primordial dans la pédagogie Freinet, car le postulat de Freinet est que l'enfant est d'emblée auteur .rice, même avec la plus petite phrase. Ainsi, les pratiques du texte libre, mais aussi des textes documentaires, des lettres aux correspondant.e.s, des journaux de classe, permettent à l'enfant de développer progressivement cette compétence de l'écrit, qui est aussi une compétence de développement d'une pensée complexe et structurée. Le.la maître.sse accompagne l'enfant au plus près pour l'aider à pouvoir exprimer pleinement ce qu'il.elle souhaite.

Tous les ans, l'école Léon Grimault rencontre un.e auteur.rice, et la pratique quasi quotidienne de l'écrit permet de dire aux enseignant.e.s que ce moment de rencontre n'est pas simplement un moment de rencontre entre un.e auteur.rice et des élèves, mais entre « un.e auteur.rice et des auteurs.rices ».
La main est donc souvent sollicitée chez Freinet, dans l'écrit mais aussi pour les activités de manipulation pratique (telle que la pesée d'objets pour la recherche mathématiques ou le dessin libre) et manuelles, comme l'entretien du potager de l'école. Car l'apprentissage, pour être efficient, doit combiner les trois niveaux structurants de la personnalité : la tête (la spéculation), mais aussi la main (la manipulation) et le cœur (l'émotion).
Le travail d'équipe et la pratique réflexive
Enfin, la dernière chose que je trouve géniale chez Freinet (et qui a pu me manquer parfois dans l'EN), c'est l'importance du travail en équipe entre enseignant.e.s. En Freinet, on travaille ensemble, on échange constamment sur les pratiques, on se donne des conseils et des outils. Des temps de réunions des membres de l'ICEM (Institut Coopératif de l’École Moderne, l'association créée par Célestin Freinet en 1947) sont prévus un samedi par mois : j'ai pu assister à celle qui se tenait à Léon Grimault et qui rassemblait non seulement les enseignant.e.s de l'équipe de l'école mais aussi d'autres écoles aux alentours de Rennes, y compris des enseignant.e.s du secondaire.

La première partie de la matinée, sous forme de table ronde, a surtout été consacrée à l'organisation de la conférence du lundi suivant qui accueillait Philippe Meirieu sur le thème « Pédagogie Freinet : coopération et émancipation » et au stage d'été (car tous les étés, un stage qui est à la fois un temps de rencontre et de formation est organisé) ; la deuxième partie de la matinée, les enseignant.e.s se sont réparti.e.s par sous-groupes de travail pour réfléchir et échanger sur leurs pratiques. Personnellement, j'ai travaillé avec le sous-groupe « Texte libre ». J'ai trouvé ce moment passionnant : bien loin de certaines salles des profs où l'on ose à peine dire que cela se passe mal avec telle classe ou qu'on a l'impression d'avoir raté telle séance, ici, toutes les pratiques sont passées à la moulinette de l'auto-réflexion et de la réflexion collective, toujours avec bienveillance, pour poser les difficultés, s'améliorer, et sans cesse requestionner les grands principes de la pédagogie, en prenant en compte les nouvelles contraintes du métier (par exemple, comment faire du texte libre avec des élèves dysgraphiques?). Les « Freinet-iques », comme on pourrait les appeler, vont aussi s'observer en classe les un.e.s les autres dès qu'ils.elles le peuvent, au sein de l'école ou dans d'autres écoles, d'ici ou d'ailleurs. Uune partie de l'équipe enseignante de Léon Grimault revenait par exemple d'une semaine d'observation dans des écoles en Belgique. J'ai eu l'impression d'être revenue cinq ans en arrière, lorsque j'ai appris à enseigner avec ma super tutrice Nathalie (<3) !
Non seulement je trouve que cette pratique d'auto-réflexion et de réflexion collective est essentielle dans notre métier car elle nous permet à la fois de ne pas nous reposer sur nos lauriers, à la fois de partager nos difficultés (et de voir qu'on n'est pas le.la seul.e à en avoir!), mais en plus, je trouve que c'est très sain de sans cesse requestionner des grands principes pédagogiques et de ne pas les prendre comme des piliers indéboulonnables. C'est ce qui fait de la pédagogie Freinet une pédagogie évolutive, ouverte et toujours en progression. Sans compter qu'on donne l'exemple en mettant en pratique la coopération avec et par les pairs qui est demandée aux enfants en classe !

Voilà, vous connaissez maintenant toutes les raisons de ma passion pour Freinet, pour cette pédagogie qui cherche à imaginer une autre école, non de la compétition et de la subordination, mais de l'émancipation et de la coopération, car ce sont selon moi les priorités absolues pour la société de demain. Comme le dit Philippe Meirieu : « Si on veut sauver notre démocratie, il faut susciter l'envie d'apprendre, de chercher, de ne pas s'en tenir aux dogmes, au vérités toutes faites, aux slogans ». Bien sûr, je suis bien consciente que contrairement à la primaire, le collège a des contraintes d'emploi du temps et de fragmentation des enseignements terribles qui permettent dans une moindre mesure cette pédagogie (ou alors il faut repenser le système comme au CLEF de la Ciotat). Mais on peut tout de même s'inspirer de pas mal des principes pour les mettre en place dans nos classes de collège (« Yes, we can ! » nous dirait le président le plus beau gosse du XXIème siècle!).
Peut-être suis-je encore trop formatée par ma qualité de fonctionnaire, peut-être aussi par l'héritage du service public dans laquelle j'ai été élevée, peut-être aussi par mon propre rapport à l'école (contrairement aux élèves en souffrance, j'ai toujours adoré aller à l'école) ; mais je ne peux pour le moment imaginer que le rôle de l'école publique soit autre que celui-ci : offrir au plus grand nombre l'émancipation. Et même s'il est certain que l'école publique n'est pas parfaite, voire qu'elle est même parfois sacrément défaillante, qu'elle cause beaucoup de souffrance (aussi bien pour les enfants que pour les parents et les professeur.e.s), que nombre de ses pratiques sont éculées et à revoir, je crois profondément au fait qu'elle puisse être émancipatrice si on y met les moyens et l'énergie. Car la notion de « publique », c'est la promesse de l'éducabilité pour tou.te.s... et Freinet rajouterait peut-être : par tou.te.s. Enfin, rappelons peut-être aussi aux détracteurs.rices de l'école publique que « la promesse de l'école publique à la nation, ce n'est pas la réussite, c'est l'émancipation » (Véronique Decker, L'école du peuple). Alors, si vous aussi vous souhaitez être réenchanté.e.s par l'école publique, allez faire un tour dans les écoles Freinet, les portes des salles de classe sont toujours ouvertes pour recevoir les curieux.euses !
Pour en savoir plus :
Dictionnaire de la pédagogie Freinet, ICEM, 2018
La revue pédagogique de l'ICEM : Le nouvel Educateur (5 numéros par an), une mine d'or d'informations
La pédagogie Freinet de la maternelle au lycée, 2022, L'Harmattan
Exemple d'une journée type Freinet en primaire :
2h de temps de plan de travail (temps de travail « libre » en autonomie par le plan de travail)
Après la récréation : les « Quoi de neuf ? » suivi d'un cours du maître sur les fractions
Un petit temps de recherches mathématiques avant le repas
L'après-midi, après le repas, suite du travail de recherches mathématiques
Petit temps d'anglais
Temps de lecture
Présentations de production (texte libre, aboutissement d'une recherche mathématique, dessin...)
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